Cher lecteur, chère lectrice,
Pour la première participation de notre blog au Femini-books, qui, à l’initiative de Carnets d’Opalyne, nous permet de mettre en avant durant tout le mois de mars des livres liés à la thématique du féminisme, j’ai choisi de vous plonger au cœur du Moyen Âge.
Oui oui, le Moyen Âge – et plus précisément entre 1310 et 1314, à Paris, à une époque où règne Philippe le Bel, le roi de fer qui brûle les Templiers et enferme ses belles-filles adultères dans la tour de Nesle. En effet, le roman dont je vais vous parler se déroule dans l’ombre des mythiques Rois maudits de Maurice Druon. Sauf que de la cour, nous n’en verrons rien (ou presque, une simple parade dans la ville). Et des procès des Templiers, nous n’en entendrons que les rumeurs avant de sentir l’odeur des bûchers.
Le Moyen Âge dans un programme consacré au féminisme et aux femmes dans la littérature ? Ce n’est pas si bizarre que ça pourrait le paraître. Époque trop souvent décrite comme sombre et arriérée, le Moyen Âge est rempli de personnalités féminines brillantes, instruites, puissantes voire parfois libres (ou qui tentaient de l’être). Et justement, ce sont de certaines d’entre elles dont nous parle Aline Kiner dans son livre La Nuit des béguines.
Je vous l’ai dit, pour ce roman historique, nous prenons la tangente. Pas question de s’inviter à la table du roi avec Maurice Druon. Nous parcourons les ruelles de Paris pour manger des gâteaux au miel et surtout nous nous promenons dans l’espace protégé d’un cloître du quartier du Marais pour partager le quotidien des béguines.
Béguine, in Des dodes dantz, imprimé à Lübeck en 1489.
Source : wikipedia
Ces femmes ont un statut particulier dans la société médiévale : à une période où l’on est soit mariée, soit retirée dans un couvent, elles ont décidé de vivre ensemble, en communauté mais sans rentrer en religion. Protégées comme des pieuses dames par les rois de France, elles respectent leurs propres règles et certaines d’entre elles se sont installées dans des quartiers de la ville et sont devenues des figures du commerce parisien. Elles jardinent, travaillent, lisent, enseignent, soignent, fabriquent des étoffes, débattent avec des prêtres, connaissent les secrets des plantes, écrivent, étudient, chantent, accueillent les jeunes filles de la bonne société pour les éduquer, pensent par elles-mêmes.
Jusqu’à ce que le monde, ses règles et son oppression ne finissent par les rattraper. C’est ce moment précis que met en scène Aline Kiner.
La nuit des béguines, Aline Kiner
Publié aux éditions Liana Levi
Le roman s’ouvre en 1310 alors la vieille béguine Ysabel recueille au sein du béguinage royal une jeune fille échevelée, visiblement en fuite. La présence de cette dernière va troubler la quiétude des béguines et précipiter les événements, en enchevêtrant différents destins. Pendant ce temps, un frère franciscain, Humbert, rend visite à une proche des béguines de Valenciennes, Marguerite Porete. Cette dernière a été jetée en prison pour avoir écrit un livre qui lui vaut le courroux de l’Église mais elle refuse de faire amende honorable.
Mon avis : La nuit des béguines commence comme dans un roman historique classique, que l’on se refuse bientôt à lâcher grâce à son écriture maîtrisée, son style fluide et sa description de personnages immédiatement attachants. Aline Kiner nous guide dans ce Paris du XIVe siècle grâce à son érudition mais sans jamais abandonner sa simplicité et sa modestie. C’est avec ce début que je me suis laissée piéger.
Car très vite, le roman gagne en profondeur, à mesure que l’on sent la catastrophe inéluctable avancer, sans que l’on puisse vraiment savoir d’où elle va venir et comment l’histoire va se terminer. Et ce n’est finalement que dans les derniers chapitres que cette histoire prend sens : tout était lié, des querelles entre le pape et le roi, des bûchers des Templiers à la jeune fille en fuite, au destin des béguines. Ou du moins tout allait dans le même sens, dans l’évolution générale de ce monde médiéval en bouleversement.
La nuit des béguines nous parle de liberté mais surtout de sa quasi-impossibilité dans une société qui cherche à contrôler les individus et à les enfermer dans des rôles bien définis. Car, qu’on ne s’y trompe pas, Aline Kiner ne critique pas le Moyen Âge en lui-même : au contraire, elle montre que cette époque a été riche de possibles. Non, elle décrit une Église devenue un simple instrument de pouvoir aux mains d’hommes ambitieux qui écrasent pour mieux grimper, un roi avide de puissance. Dans ce contexte, les béguines comme le frère Humbert se trouvent mêlés à des enjeux qui les dépassent et sont punis pour oser sortir du rang.
Dans ce monde qui oscille entre désirs de liberté et injonctions aux retours dans le rang, l’autrice nous présente une histoire qui nous parle et nous ressemble. Elle parvient ainsi à nous parler d’une époque qui n’existe plus tout en la rendant terriblement actuelle. Les personnages d’Ade ou d’Ysabel qui ne dépendent d’aucun homme, Maheut et son effronterie, Humbert et sa frustration, tous ont résonné en moi. Vous l’aurez compris, je vous conseille cette lecture qui m’a profondément bouleversée !
Juste un mot pour terminer : à l’heure actuelle, et surtout autour du 8 mars, pullulent les articles, les reportages, les vidéos sur les femmes d’exception oubliées du passé. Ce mouvement me semble essentiel mais il comporte un risque. Dans notre quête de remettre les femmes à leur juste place dans notre histoire, n’oublions pas les humbles, ces femmes qui n’ont pas toujours laissé de traces tangibles derrière elles mais qui ont, tout autant que les hommes, participé à la construction de notre société. Grâce à Aline Kiner, les béguines sont ainsi devenues de véritables héroïnes de roman !
Un extrait : « Quelle que soit la petitesse de chacune de nos vies, elles relèvent toutes d’un vaste ensemble, les mouvements et les troubles de l’âme dépendent de ceux du monde ; la violence ne s’arrête pas à ceux qu’elle vise, elle rebondit comme un caillou sur l’eau dure et frappe, frappe encore, les peurs collectives s’amplifient des bassesses individuelles, les grandes ambitions se conjuguent aux plus médiocres ».
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